Live Report – Dub Station #74 – Le Trabendo, Paris (75) – Les nuits soundsystem restent un écrin de l’espoir, de la foi, et du lien lumineux qui nous unit !

Le samedi 14 Octobre 2023 avait lieu la 74ème édition des fameuses Dub Station du côté du Trabendo à Paris, une édition emplie d’émotion car effectivement c’était le légendaire Jah Shaka qui avait joué à la précédente session au mois d’avril ! Pour ce faire Cartel Concert avait invité les Mungo’s HiFi accompagnés de Solo Banton, ainsi que le jeune dubber JAEL, à partager la session sur le Blackboard Jungle Sound System, une nuit Dub dont Jean Tertrain vous partage son ressenti inna Culture Dub !

Dub Station #74

 

Nuit du quatorze octobre. C’était la première session au Trabendo depuis la mort du légendaire Jah Shaka. C’est lui, le grand prêtre, qui avait joué ici, à l’aube du deux avril, pour la précédente Dub Station. Cette fois, l’automne est là, et quelque chose de son ultime venue à Paris résonnait encore dans l’air et dans les esprits. Il était trois heures, Blackboard Jungle avait fini de jouer et Mungo’s Hi Fi commençait à enchaîner les productions les plus contemporaines, les plus rapides et les plus dansantes. Solo Banton portait l’art du toasting à son sommet. Au creux d’une vague de fatigue, j’écoutais sans vraiment rentrer dans ces propositions musicales qui faisaient bouger avec ferveur la foule.

Blackboard Jungle-Sound System

Bizarrement, pendant ce temps Nico continuait de feuilleter ses disques. Blackboard Jungle venait de jouer trois heures, et l’homme à la barbe blanche, avec une attention décelable, semblait interroger ses vinyles du bout des doigts. Je trouvais que les deux restaient fort longtemps après la fin de leur segment, et peut-être restaient-ils non loin du pre-amp, au cas où. Après tout, il me semble que c’est bien eux qui sonorisaient l’évènement.

Nous voilà déjà à cinq heures du matin, Mungo’s Hi Fi et Solo Banton tirent leur chapeau, et surprise débloquée, Nico remet un disque sous le diamant. Des morceaux lourds, lents et puissants. Pur roots, et vraiment le caviar du reggae produit dans les années soixante-dix. Ce retour aux sonorités d’origine, et à la dimension rasta changea d’un coup l’atmosphère du club. Quelques minutes plus tard, en une seconde, la voix de Benjamin Vaughn acheva de verticaliser la soirée, non sans donner quelques frissons. Nico fait un hommage à Paul Maasai, cousin de Jah Shaka décédé il y a peu. Il y a quelque chose dans l’air qui dit que la scène dub n’est plus comme avant. Le maître du navire, le capitaine Jah Shaka n’est plus à bord, et l’on ne sait si la trajectoire de la scène dub se dirige vers un cap sûr. Il est cinq heures cinquante, et la tune ‘Rise & Shine‘ démarre. L’introduction sonne comme une lamentation.

Solo Banton

« We’ve been down in the valley much too long« . Et un moment dépassant l’ordinaire des sessions va alors s’offrir à nous. La voix de Bunny Wailer déchire l’air de la salle. « So rise and shine! » … Peu à peu, les plus imbibés et les jeunes collés aux caissons semblent se redresser, et toute l’assemblée écoute. « Restore your strength and power« . Nico est alors un magicien du pre-amp, et pousse à la fois les speakers et la tune dans leurs retranchements ultimes de volume. La basse gronde sans pitié, au décibel près de saturer, et nos corps sont traversés comme des feuilles mortes par ces immenses vibrations. « Remember your history« .

Blackboard Jungle Sound System

L’enchaînement avec le set précédent est radical. La tradition ne veut-elle pas, en soi, que le bpm augmente, progressivement, jusqu’à la fin de la nuit ? Certains répondront oui, et non. Mais Nico reprend ici la main avec un track excessivement lent (1). Et la basse est tellement forte, que peu importe le bpm, tout le monde est électrifié, à la fois décoiffé et érigé. Le bpm eût-il été plus rapide, qu’on aurait probablement vu des gens tomber. L’effet produit par ce morceau, si bien joué, est fulgurant : la basse, même lente, et même âgée de quarante-deux ans, annihile ici la satiété des plus avides de vitesse. Message de sagesse aux innovateurs.

Cinq heures cinquante-cinq, et la dubplate de ‘Rise & Shine‘ continue de nous transpercer la peau. Mes pieds sont alors cloués au sol, mon dos est droit, et la musique passe en moi par tous les pores. Je ferme les yeux, et les parois entre mon corps et le son s’atténuent. Tout n’est alors que vibration. Dans la nuit du club, les yeux de l’opérateur brillent de concentration, à la fois sorcier et chimiste du pre-amp. Nico fait alors ceci de brillant : il joue avec la basse, et la coupe pour quatre mesures, pour ne la laisser jouer que deux mesures. Procédé qui redouble sa venue, car elle a ainsi le temps de se faire désirer. Mont horizontal de son qui nous retombe à travers. Autrement dit, puissance de la bassline dédoublée par son absence, et moment exquis pour nous. MC Oliva est lui parfait au mic, et toast, il faut le dire, avec maestria sur ce morceau, ainsi qu’au long des différentes sélections. Ses prises de voix sont justes, calibrées, tombent au bon moment, annonçant ou soulignant les mouvements du morceau et même les passes de l’opérateur. Sa présence vocale donne de la lisibilité au set. Non pas que celui-ci en manque : la voix garnit ainsi, par générosité et par plaisir, le sommet des pièces musicales présentées.

« Pourtant, et ce malgré le chaos du monde, les nuits soundsystem restent un écrin de l’espoir, de la foi, et du lien lumineux qui nous unit.« 

Ores, moment suspendu. Sorte de but atteint à la fois de la musique roots, qui nourrit le cœur, et de la musique amplifiée, qui fait trembler le corps. Image musicale de la Lutte, de la force nécessaire à l’émancipation. Et, cette tune semble aussi incarner la nostalgie liée au départ définitif de Jah Shaka. Blackboard Jungle sait que le temps tourne, et que les anciens commencent à se retirer. Les deux maîtres rouennais le sentent, et cette tune véhicule alors beaucoup de choses à la fois. La question du relais se pose. Qui reprendra la barre ? À voir la scène française, et notamment sa jeunesse, on ne doute pas que la musique roots, le message rasta et la musique amplifiée ont une longue vie devant elles. Je pense ici d’abord à Indy Boca, Agobun, mais aussi à Untitled et à Islanders Soundsystem. Et à voir la solidité des fils-princes comme Young Warrior, Ashanti Selah et Concrete Lion, de quoi peut-on vraiment s’inquiéter ? La dimension spirituelle de la culture soundsystem est sauvée, et ce pilier fondamental qui la porte semble entre des mains sûres. Mais le monde se fragilise, et depuis l’avertissante tune ‘Civilization‘ d’Afrikan Simba, produite il y a déjà seize ans par Blackboard Jungle, rien ne semble mieux aller. Pourtant, et ce malgré le chaos du monde, les nuits soundsystem restent un écrin de l’espoir, de la foi, et du lien lumineux qui nous unit.

Hommage, les mains jointes, au patriarche Jah Shaka, king of sounds dans la lignée de King Tubby. La scène a perdu son père, et le relais a été passé. Merci à Blackboard Jungle d’officier depuis toutes ces années, ainsi qu’à Mungo’s Hi Fi et Solo Banton pour leur venue parmi nous. Merci à la communauté soundsystem d’être là, de vivre et de nous faire vivre ces moments forts. Long live roots music ! Laissons maintenant les paroles de Bunny Wailer conclure :

« But we’re gonna rise and shine!
And win our liberation,
For now is the time
When all nations must be free.
So rise and shine!« 

pour Culture Dub
Jean Tertrain

1. Il faut noter ici, que Jah Shaka nous avait habitué à faire “recommencer” chaque soirée, en démarrant ses sets par des pistes lentes, voire sans batterie. Nous pensons ici par exemple à Redemption Song de Bob Marley, que Jah Shaka joua à trois heures du matin, alors même que la foule était ébouillantée, en introduction de son avant-dernière venue à Paris.

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